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5 Normaison et normalisation : la production discursive des normes en sociolinguistique urbaine

5.1 Introduction

Dans la mesure où les langues varient, dans la mesure où, au final, ce qui prévaut ce sont les discours sur la langue (qui est autant un discours sur la pratique qu’une pratique du discours), il demeure une question : à partir de quels types de discours peut-on approcher cette dynamique ? Les discours sur l’espace (puisqu’il s’agit de désignations), sur les langues (on aura alors tendanciellement des dénominations) et leurs usagers sont les lieux d’observation privilégiés de la production des normes et, partant, de la diversité des réalisations (dont sont les variations) socio-langagières. Nous allons tenter de montrer, au détour des travaux de la sociolinguistique urbaine [19], que le locuteur demeure au centre de ce processus normatif.

5.2 Normes et espaces : données ou produits ? ou la perspective sociolinguistique de la spatialité urbaine

Dans cette mesure, les discours tenus sur la ville et qui constitue dans les pratiques sociales la ville, constituent (Bulot 2003) la matrice discursive  des normes et des espaces en relevant. La ville (francophone ou non) ne se réduit pas à ses discours, mais les discours sur la ville deviennent la ville perçue et se confond de la sorte avec le vécu. Considérer la prégnance des corrélations entre la hiérarchisation des langues et des parlures et la hiérarchisation des espaces urbanisés, donne à penser les faits comme ne pré-existant pas aux usages discursifs et sociaux. Pour ce qui nous concerne, cela revient à poser deux constats liés[20]  qui sont que les normes linguistiques et / ou langagières ne sont pas des données mais le produit d’usages en permanence reproduits et / ou déconstruits à l’échelle du continuum collectif versus individuel, et de ce fait, que les espaces (d’autant quand ils font a posteriori l’objet de marquages socio-langagiers) ne sont pas non plus des données, mais effectivement des produits discursifs (à l’instar des normes) corrélés aux discours sur les langues de soi-même, de l’Autre et d’Autrui (Baudrillard et Guillaume 1994).

 

C’est dans cette mesure que la sociolinguistique urbaine définit la spatialité urbaine comme l’entité méthodologique doublement articulée sur d’une part, l’espace (comme aire symbolique, matérielle qui inscrit l’ensemble des attitudes et des comportements langagiers ou non dans une cohérence globale, communautaire) et d’autre part, le lieu (en tant que repère concourant à la sémiotisation sociale et sociolinguistique de l’aire géographique citadine).

 

La spatialité urbaine (Figure 2) procède ainsi d’un double mouvement dénominatif et discursif :

 

On isole ainsi trois types d’espaces qui ont pour caractéristiques d’avoir une assise perçue comme matérielle (les marquages de toute sorte), d’être des productions discursives, d’être par-là même vécus comme le réel, et, partant, de ne pas s’exclurent les uns les autres. Concrètement, chacun des types exprime une praxis topologique ad hoc :

 

  1. l’espace citadin est caractéristique de l’existence de dénominations objectivées par le locuteur qui lui permettent de penser produire en discours un espace identique à tous les autres locuteurs et habitants par le partage de catégories chorotaxiques communes,
  2. l’espace urbain est, lui, caractéristique de dénominations perçues comme objectivées qui renvoient, sans que cela soit vécu comme tel, à l’appartenance sociale du locuteur qui émet la dénomination (les termes locatifs produits stigmatisent ou valorisent les locuteurs via les parlures identifiées), et
  3. l’espace urbanisé (fondé sur la confusion quasi organique entre les deux premiers types d’espace) est caractéristique de dénominations potentiellement perçues (les représentations) comme objectivées, mais de fait vécues (les pratiques) comme renvoyant à l’appartenance sociale du locuteur qui émet la dénomination et comme exprimant les rapports hiérarchisés quant à ces trois niveaux : l’espace, le social et les langues et parlures. Pour être plus précis encore, ce dernier type d’espace est celui de la confusion entre la distance géographique (qui semble ne pas être sujette à interprétation) et la distance sociale (qui paraît tout aussi objective mais pas nécessairement valorisante pour celui qui la constate) ; la distance géographique est ainsi mise en mots pour couvrir la réelle volonté de distance sociale d’une population donnée.

5.3 Normes identitaires et identité spatiale : le locuteur comme instance normative

La typologie des normes énoncée par Daniel Baggioni et Marie-Louise Moreau (1997) continue de faire référence pour décrire les discours épilinguistiques (Bulot 2006) mais ne questionne évidemment pas ce qui n’est pas son objet initial, l’urbanité langagière[22]. C’est le concept d’attitudes langagières qui, parce qu’il place de telles pratiques au centre des activités de marquages et de la mise en mots de l’espace, permet de la compléter. Plus encore, il permet de considérer l’existence d’une norme identitaire « susceptible de rendre compte des phénomènes où la langue devient un élément surdéterminant de l’identité ethnique et culturelle …» (Tsekos, 1996 : 35) et, partant, de l’identité urbanisée (par les discours topologiques qui la sous-tendent). Les normes identitaires ainsi posées sont au centre du processus de fragmentation et de polarisation des espaces dans la mesure où elles conditionnent ainsi la mise en mots différenciée des territoires : parce que la façon de parler, de dire son rapport à la langue et aux langues (langue, argot, parlure, affichage, types d’interaction…) est dite et perçue conforme ou non aux normes identitaires vécues comme en adéquation sociale avec l’espace légitime, les locuteurs se construisent et/ou s’affirment comme pouvant se l’approprier ou non et, de fait, commeinstances normatives de référence. L’identité urbaine se situe entre ce que les langues disent de l’habiter et ce que l’habiter dit des langues. Perçues comme objectivées et donc reproductibles collectivement par les locuteurs/habitants, les normes identitaires (Figure 4; Bulot, 2010 : 185) relèvent ainsi des processus non pas de normalisation (qui sont de l’ordre du discours collectif et donc d’une forme de conscientisation des normes, d’une objectivation subjective) mais de normaison[23] (donc lié au sujet sociolinguistique – à une subjectivation objective) par et pour ce que ses pratiques normatives ont de systèmiques sans avoir de discours explicite) des espaces urbanisés.

Les types d’espaces sont ainsi mis en normes sur un continuum discursif perçu et sans doute vécu comme de seules désignations ou dénominations du réel spatial et langagier alors qu’il relève – ce consensus – d’une construction identitaire tendue et potentiellement conflictuelle [24] car liée aux contradictions inhérentes des discours sur l’identité spatiale[25] et sur l’espace énonciatif que constitue la ville pour les locuteurs / habitants auto ou hétéro-légitimés par leurs pratiques.

 

De la sorte, les normes identitaires sont rapportées, corrélées à un faisceau d’attributs sociolinguistiques certes non consensuels mais cependant sans cesse réinvestis dans les discours des acteurs comme communs, voire communautaires :

 

  • les attributs sociolinguistiques de position sont ceux de l’identification des langues (Bauvois et Bulot, 1998), de la mise en mots de leur glottogénèse dans les espaces vécus ;
  • les attributs sociolinguistiques de configuration sont ceux qui font état des marquages linguistiques et langagiers tant dans l’espace perçu que vécu ;
  • les attributs sociolinguistiques de substance et de valeur sont ceux qui tiennent compte des discours épilinguistiques auto ou hétéro-produits dans et/ou à partir d’un espace perçu.

 

Là est peut être ce que la sociolinguistique urbaine peut apporter : considérer la spatialité des langues et des parlures comme un processus normatif d’une part et, d’autre part, comme un élément nécessaire de la conceptualisation de la dynamique identitaire et des représentations normatives.

 

Notes :
[19]

Le module cinq présente en détail la sociolinguistique urbaine.

[20]

Ils peuvent sembler être des postulats mais qui ont été déjà argumentés ailleurs, en partie grâce aux enquêtes de terrain.

[21]

À poser comme le processus visant à attribuer une façon de parler à un espace donné et à la reconnaître comme constitutive de sa reconnaissance (Bauvois et Bulot, 1998).

[22]

« Le terme même intègre dans le rapport à l’organisation socio-cognitive de l’espace de ville non seulement les pratiques linguistiques elles-mêmes mais aussi les pratiques discursives et notamment les attitudes linguistiques (celles rapportées à la structure de la langue) et langagières (celles liées à l’usage de la structure linguistique) » (Bulot 2003, 101)

[23]

Pour la distinction première entre normalisation et normaison, voir Guespin (1993 : 217).

[24]

La normalisation étant l’une des façons de gérer les conflits, ce que montre la psychologie sociale.

[25]

Pour définir l’identité spatiale, Michel Lussaut (2003, 481) distingue ainsi des « attributs de position (le site, la situation, les limites de l’objet spatial cible du discours identitaire ; des attributs de configuration (l’organisation matérielle de l’objet) ; des attributs de substance et de valeur (l’organisation idéelle de l’objet)».

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