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5 Les parlers jeunes

5.1 Problématiser les parlers (de) jeunes en sociolinguistique urbaine

Parce que l’objet social parlers jeunes est d’emblée très marqué par l’idéologie et donc objet d’appréciations non seulement très diverses mais aussi souvent passionnelles et polémiques, nous soutenons l’idée d’une nécessaire distanciation critique des travaux existants pour tenter une modélisation théorique des traces discursives imparties aux faits dits urbains, ou posés comme spécifiques à la ville, autour de la confusion (donc des concepts et partiellement des réalités socio-langagières en relevant) en partie opérante et en partie opératoire des termes « parlers urbains » et « parlers jeunes ».

 

Ainsi, au-delà des propositions théoriques qu’il soumet et relevant du projet scientifique de contribuer à élaborer le front conceptuel d’une sociolinguistique de l’urbanisation, le présent texte se veut être d’abord une incitation à la réflexion sur l'urbanité langagière [25], et revendique dans cette mesure l’absence de corpus propres et la référence à des corpus pré-existants.

 

Si les sociolinguistes semblent s’accorder sur le terme « parlers » (et cela quelles que soient ses acceptions le posant ou non comme une variété de français), le consensus est certainement moins large pour le terme « jeunes », parce qu’il est, entre autres, mis en paradigme voire en équivalence discursive avec « banlieue » -parlers des banlieues-, avec « cité » -parlers/français des ou de la cité(s)- avec « quartier » -français/parlers des quartiers-, etc.. Qui sont ces jeunes [26] ? Catégorisés succinctement, ils sont ceux qui n’ont rien (ils ne savent pas et plus parler le français) ou, inversement, ceux qui ont tout [27] (ils sont à la source du dynamisme et de la créativité de la langue) avec dans l’intervalle quelques nuances : ils n’ont rien mais ce qu’ils ont leur est inaliénable (ils ne parlent pas/plus français mais leur identification au groupe de pairs est exemplaire de sociabilité) voire ils ont tout mais n’ont pas un accès légitime aux espaces publico-symboliques (leurs parlers sont d’une richesse et d’une diversité édifiante mais ne se conçoivent pas comme adaptés hors du quartier ou de la cité). Peuvent-ils être ceux, qui au-delà des métaphores économiques, ne pourraient avoir comme choix que d’être les victimes d’une fracture « linguistique » et « sociale »(Goudaillier, 2001 : 9) radicale ou d’être parmi les prescripteurs très actifs mais pourtant éphémères de la langue ?

 

Notre propos est délibérément polémique, mais il pointe sur une interrogation fondamentale déjà signalée par Pierre Bourdieu (1987 : 183) : la réaction au processus de domination [28] –nous disons ici dominance socio-langagière- oscille entre résistance et soumission sans pour autant qu’une attitude construite comme « résistante » par les locuteurs devienne effective et ne renvoie réellement qu’à une attitude de soumission. Dans notre esprit, ce type de dominance est à concevoir, dans un contexte urbanisé, comme la mise en mots de la domination symbolique par une apparente hégémonie des faits langagiers rapportés aux jeunes, par eux-mêmes ou non ; le concept permet aussi d’approcher le confinement linguistique (Bulot, 2003 : 107) pour ce qu’il laisse accroire que le multilinguisme est surtout affaire et du ressort des locuteurs tantôt populaires, tantôt issus des migrations récentes, multilinguisme dont l’aboutissement serait les « parlers jeunes ».

 

En effet, la créativité verbale qui semble si caractéristique des « parlers jeunes » libère-t-elle ses locuteurs de la minoration sociale quand bien même elle semblerait être un acte d’autogestion langagière voire de résistance ?

 

Rapporté à l’étude du français des cités, du parler dit banlieue, et de facto du parler (des) jeune(s) qui est l’un et l’autre etc., le risque est dit majeur d’« associer à un groupe un usage sociologiquement marqué de la langue » (Liogier, 2002 : 52), autrement dit de renforcer voire de produire la minoration sociale et linguistique que l’on dénonce [29] . Le risque n’est-il pas plus grand (théoriquement, au moins) de continuer à laisser croire et donner sens à la richesse de ces parlures, finalement, à la chance qu’auraient leurs locuteurs de maîtriser une variété, des registres… qui sont le creuset, le trésor des modifications, des changements linguistiques à venir, d’autant plus que l’on trouve de semblables prédictions sur le français dit « branché » dès 1990 (Verdelhan, 1990 : 44) ? Et c’est, pour le cas, l’hypothèse que fait Jean-Pierre Goudaillier parlant du français des cités : « les éléments linguistiques qui constituent ce type de français, (…), sont le réservoir principal des formes linguistiques du français du XXIe siècle qui se construit à partir de formes argotiques, identitaires. » (2002 : 23). Est-ce raisonnable et pertinent d’opposer les variétés populaires d’antan, qui auraient relevé du français, à de nouvelles formes (seraient-elles « non populaires » ?) remarquables parce que « les locuteurs des cités, banlieues et quartiers d’aujourd’hui ne peuvent trouver refuge linguistique identitaire que dans leur propre production linguistique, coupée de toute référence à la langue française « nationale » qui vaudrait pour l’ensemble du territoire » en ne problématisant pas ou peu les tenants et les aboutissants de la communication de masse [30] ?

 

En tant qu’objet de recherche, les « parlers dits jeunes » se sont-ils substitués au champ des approches socialisantes et linguistiques des parlers dits populaires en occupant à leur tour l’espace symbolique de la dominance ? Comme ceux qu’ils remplacent tant dans les imaginaires linguistiques savants que dans les imaginaires « non-savants », ils fascinent tout autant qu’ils effraient. Ce seul questionnement est nécessaire mais insuffisant, parce qu’il ne problématise pas la tension opératoire entre l’identification sociolinguistique des lieux et des repères susceptibles de caractériser un espace géographique et la mise en mots de ces mêmes lieux comme faits d’individuation sociolinguistique. Sans doute faut-il admettre que travailler sur les corrélations entre langue et espace, langue et identité ne se réduit pas seulement à travailler sur les pratiques linguistiques et les représentations d’autrui qu’il s’agit de rendre intelligibles pour les médias, les organismes divers, les autres chercheurs mais que c’est aussi rendre compte d’une catégorisation a priori déjà éclairée des corrélats ?

 

Reste une dernière interrogation : est-il encore nécessaire de citer Pierre Bourdieu pour donner sens sociologique à une réflexion sur le langage, sur les pratiques socio-langagières des jeunes ? Il semble en effet bien peu concevable d’aborder l’objet « parlers jeunes » sans considérer une théorie sociale qui ne prenne en compte la minoration des pratiques socio-langagières et de fait des locuteurs. Mais avec prudence y compris sur la nature même de la demande sociale prévalant à de pareilles études, car une telle référence, tronquée et nécessairement décontextualisée et, pour le cas, sans rapport aucun avec l’urbanité langagière, laisse d’abord à modéliser une société polarisée sans peu de nuance : le jeune demeurerait une richesse presque menaçante, obscure mais récurrente.

5.2 les parlers jeunes : discours et marquage

Comment envisager l’opérativité théorique et méthodologique  pour approcher la question identitaire en sociolinguistique urbaine, les corrélations réciproques entre l’organisation socio-spatiale des espaces dits de ville et la hiérarchisation sociale des langues et des variétés dans le même espace. Pour ce faire, il s’agit de considérer à la fois les discours tenus sur les langues et les espaces et à la fois les pratiques effectives quant aux même langues et espaces des locuteurs déclarés (par eux-mêmes ou par autrui). Cette réflexion prend appui sur une double conceptualisation hiérarchisée : premièrement, s’il est connu que le terme discours a de nombreuses acceptions, il est (dans la théorisation socio-langagière des espaces de ville) à comprendre selon les termes de Louis Guespin comme « …l’énoncé considéré du point de vue du mécanisme discursif qui le conditionne. Un regard jeté sur un texte du point de vue de sa structuration "en langue" en fait un énoncé; une étude linguistique des conditions de production de ce texte en fera un discours »(Guespin, 1971 : 10), sachant que « …la relation d’appartenance d’un discours à une formation discursive est facteur constitutif du discours, et cette relation est "repérable par l’analyse linguistique" » (Guespin, 1976 : 5). Deuxièmement, il s’agit fondamentalement de concevoir la sociolinguistique urbaine comme une sociolinguistique de l’urbanisation sociolinguistique (et non pas seulement comme de la sociolinguistique faite en ville), c’est-à-dire de « …la prise en compte du dynamisme de l’espace urbain (investi par les divers discours sur les appropriations identitaires via la langue et sa variation perçue) pour ce qu’il désigne et singularise : une mobilité spatiale mise en mots, évaluée socialement en discours, et caractérisée en langue. » (Bulot, 2001 : 7).

 

Une semblable option a priori implique d’abord que nous posions une approche affirmant la prégnance, sur les pratiques langagières, d’un ou du facteur diatopique conçu alors non pas comme un donné préalable à toute investigation mais comme un produit de la culture urbaine et, partant, des formes discursives qui le constituent. Une telle option implique aussi, pour les « parlers jeunes », une formalisation de la réflexion incluant le concept de marquage parce qu’il définit, pour notre part, en langue et en discours, la « forme de la matérialisation de l’identité, à la fois individuelle et collective » (Veschambre, 2004 : 2). Il semble en effet utile de questionner les « parlers jeunes » non pas comme formes linguistiques qui seraient le résultat de l’organisation urbaine, d’une urbanisation dite linguistique, des structures socio-spatiales vécues et perçues, mais (en complétant l’acception stricte du terme emprunté ici à la géographie sociale) comme le marquage en langue et en discours des lieux, des formes de spatialité.

5.3 Les parlers jeunes : questions de langue

Au-delà de ses diverses acceptions issues de la vulgate et diffusée entre autres par les médias et le discours social, discours visant à globaliser des pratiques langagières discriminées et à confirmer voire conformer un prototype de locuteur dit jeune, l’objet de recherche « parlers jeunes » questionne une sociolinguistique de l’urbanisation (Bulot & Tsekos, 1999) par le simple fait du recours systématique voire emblématique au lieu et à l’espace pour en définir les diverses modalités.

 

Autrement dit, il y aurait comme une sorte d’épicentre (au strict sens géographique dans un premier temps) des données observables : les banlieues, les cités et pour le cas des zones nécessairement urbaines qui fonctionneraient comme des espaces de glossogènes exclusifs de toute autre dimension spatiale ; zones qui agiraient ou ferait agir ses divers acteurs comme des matrices discursives spécifiques et exclusives, pour leur part, de toute autre dimension sociale ; là se jouerait le second temps de l’épicentre : la production des normes relatives aux parlers jeunes relèverait de la seule endogénie, d’une sorte de génie linguistique propre à un âge de la vie et dynamisant peu ou prou les pratiques linguistiques de tous ordres et dans tous les groupes sociaux. C’est en partie ce qu’affirme parmi d’autres Louis Boumans (2004) lorsqu’il définit les parlers jeunes essentiellement comme des variétés d’une langue dominante posée comme celle des adultes et en partie renouvelée par les apports de langues(s) dominées dites ethniques ou communautaires pour la situation française, élicitées comme étant celles de locuteurs dits (tant par eux-mêmes que par d’autres) jeunes ou pour le moins subissant la minoration sociale.

 

Les parlers jeunes sont d’évidence un objet social fort complexe non pas tant parce qu’ils recouvrent des réalités diversement envisagées autant par la sociolinguistique que par le corps social en général mais parce que son émergence récente dans le champ disciplinaire [31] semble indissociable d’une prise de conscience collective (Walter, 1984) non seulement de l’urbanisation mais encore d’une culture urbaine en œuvre, d’une modification radicale des modes de vie et de penser le monde qui implique, de façon quasi spectaculaire, du linguistique et, partant, du langagier. Il est sans doute très réducteur de retrancher des « parlers jeunes » (qu’il s’agisse de représentations ou de pratiques) les interactions ordinaires sur le mode « jeune », de penser qu’ils ne sont qu’un phénomène générationnel, qu’une tension provisoire entre groupes sociaux (même si on doit concevoir, qu’ils sont également cela) dans la mesure où leur permanence ne saurait dépendre que de la seule individuation sociolinguistique, qu’ils ne relèvent que du retranchement communautaire. Mais ils signalent, par hypothèse au moins, un mouvement social, disons un changement possible, un autre paradigme discursif, en tous les cas, proposent d’autres modèles interactionnels et langagiers et certainement une identité culturelle et linguistique en émergence, en conflit avec celle(s) imposées et diffusée(s) par les couches culturellement hégémoniques [32]. Sans hiérarchiser les formes langagières, force est de constater que s'opposent (ou se complètent) des types d'interaction caractéristiques non plus de l'origine sociale ou ethnique des locuteurs mais de leur rapport à la réalité intra et extra discursive (urbaine, sociale,...).

 

Cette première réflexion, à rapporter à la dimension spatiale de l’objet social, souligne ce que la marchandisation et la médiatisation [33] des parlers jeunes masquent en partie : ils sont les traces urbaines des nouvelles formes d’exclusion sociale où la connaissance de la langue dominante pour réussir son intégration sociale reste en discours la condition indispensable et quasi rédhibitoire mais où, en pratique, elle renvoie conjointement à une connaissance imparfaite et surtout frustrante de la langue exogène, et à une « des-identification » radicale des lieux de ville valorisant par défaut. Le terme traces urbaines renvoie à la volonté de signifier ce que les pratiques langagières des jeunes doivent :

 

 

La territorialisation (Bulot, 1999) linguistique des jeunes et l’individuation sociolinguistique sont vraisemblablement ce qui permet de caractériser le dynamisme des « parlures jeunes » mais sans pour autant les expliquer en totalité ; c’est ce que Fabienne Melliani (2001 : 72) souligne à propos des jeunes issus de l’immigration lorsqu’elle affirme que « c’est la concentration géographique de l’exclusion sociale qui favorise un processus d’individuation sociolinguistique, et non pas les différences langagières qui maintiennent ces jeunes dans une exclusion sociale ». C’est ce double rapport effectif entre structures socio-spatiales (terme que n’emploie pas Fabienne Melliani mais qui s’applique à son propos) et la concentration d’une part, et, d’autre part, entre l’exclusion sociale et l’individuation sociolinguistique qu’il convient de questionner théoriquement.

 

Posons au moins que si le parler jeune n’existe pas en langue comme une unique variété homogène (les travaux en sociolinguistique l’attestent et le terme lui-même se note de plus en plus au pluriel), il est en discours (médiatique, scientifique, urbanistique…) construit et perçu comme tel parce que sa valeur sociale est celle d’une langue [34] : il constitue un (auto)glossonyme, englobe un ensemble de sous-systèmes, couvre une aire certes discontinue d’un point de vue géographique mais tout à fait cohérente quant aux espaces d’usage : la ville mais bien davantage tous les espaces urbanisés) et ses locuteurs ont conscience non seulement de leur acte de dénomination mais encore en construisent voire en suractivent les spécificités linguistiques et langagières. La question est alors celle-ci : « à qui profite le prisme idéologique ? ». En d’autres mots, comment comprendre, analyser, intervenir sur une tension entre une variété/langue valorisée pour sa vitalité, son ingéniosité, sa capacité à produire, à innover, valeur manifestée par les multiples emprunts que ses locuteurs « non-natifs » [35] lui font, et une variété/langue stigmatisante sans être nécessairement stigmatisée [36] d’ailleurs par/pour ses locuteurs « natifs » qu’elle exclut ou qui s’excluent emblématiquement par la seule revendication d’un usage réel ou non, sachant que dans tous les cas elle demeure identitaire et catégorisante ? Si l’on peut aisément comprendre qu’il ne s’agit pas des mêmes locuteurs (qui ne sont pas tous des « quartiers »), s’agit-il de la même variété, s’agit-il de la même langue ? Ou plus certainement –ce qui semble raisonnable- sont-elles des représentations sociolinguistiques différenciées de pratiques langagières situées ? « Situées », certes… mais où ?

 

Les parlers jeunes : des types d’espace représentés

 

Nous avons précédemment  posé une typologie des espaces de ville, glosés à nouveau ci-après, permettant de comprendre les hiatus et recouvrements partiels ou contradictoires entre les représentations socio-langagières et les divers acteurs de la spatialité ; autrement précisé, nous avons montré que non seulement il y avait co-variance entre les structures socio-spatiales et –disons- la stratification sociolinguistique mais encore, avec la diversité temporelle, locative des espaces de ville, que les actions sur les discours notamment épilinguistiques revenaient à engager des actions sur la structuration des espaces. En d’autres mots, les espaces sont produits et non pas donnés, produisent de l’intelligibilité tout autant qu’ils constituent les traces et repères remarquables des rapports sociaux au sein de la communauté [37] urbaine.

 

Nous avions dès lors distingué trois types d’espace relatifs au référent « ville » sachant a) que cet espace est nécessairement un espace discursif c’est-à-dire comme relevant « de la conviction épistémique d’une altérité discursive perçue comme à la fois résultante et dimension de l’espace social décliné ; [le terme] pose qu’il existe un niveau de la matérialité sociale qui n’est que discursif et qu’il n’est de sens que par l’espace d’échange ainsi produit par les interactions inter et intra-discursives. » (Bulot, 2003 : 124. Note 2) et surtout b) qu’il n’est pas question d’affirmer sans distanciation une opposition définitive entre des pratiques langagières dites urbaines et des pratiques langagières dites rurales mais bien de peser, pour l’approche des « parlers des jeunes urbains » la pertinence de cette modélisation :

 

5.4 Les parlers jeunes et mémoire sociolinguistique

Les « parlers jeunes » sont donc un objet social pour ce qu’ils laissent à voir, à comprendre des processus de discrimination voire de ségrégation. Si l’on admet cette lecture de l’objet social, qu’il s’agisse de pratiques ou de représentations [40], ils fonctionnent comme un repère dans l’espace d’échange, comme des traces à percevoir d’une épaisseur identitaire sans cesse en production, liée tant à l’individu et à son historicité, qu’au collectif et à son histoire. Une épaisseur qui ne peut pas s’inscrire autrement que dans le rapport à la transmission des pratiques socio-spatiales et langagières d’une part, et d’autre part dans un questionnement plus radical de l’identité sociale. Claude Dubar (2000 : 113) rappelle à ce sujet, et à juste titre selon nous, l’articulation entre le processus relationnel et le processus biographique menant à l’identité qu’il définit comme un espace-temps générationnel au sens où « l’identité sociale n’est pas « transmise » par une génération à la suivante, elle est construite par chaque génération sur la base des catégories et des positions héritées de la génération précédente, mais aussi à travers des stratégies identitaires déployées dans les institutions que traversent les individus et qu’ils contribuent à changer réellement ». (Dubar, 2000 : 122). On peut ainsi considérer (au moins par principe) que les « parlers jeunes », tant pour leurs locuteurs attestés que pour leurs locuteurs présumés, sont et laissent des traces quasi « mémorielles » inscrites dans l’espace citadin à comprendre alors comme un espace de reconnaissance identitaire hérité, et contraignent par là-même l’espace urbain à décrire comme un espace de légitimation des pratiques linguistiques et des compétences langagières produit de stratégies identitaires spécifiques.

 

Ce début de réflexion reste, pour la sociolinguistique urbaine, à affiner et surtout à confronter à des enquêtes de terrain qui problématisent explicitement une telle distinction ; il engage cependant à travailler l’histoire et l’historicité dans les rapports complexes entre mises en mots des langues et mises en mots de l’espace. Le recours au concept de mémoire, emprunté aux travaux de Patrick Sériot (1994) et surtout de Denis Paillard (1994), corrélé à la langue et à l’identité permet d’inscrire une « mémoire sociolinguistique » au titre des catégories descriptives et analytiques des « parlers jeunes » dans la mesure de la dynamique identitaire qui les sous-tend. À l’instar de Patrick Sériot (1994 : 85), nous pensons la mémoire comme du discours sur la mémoire ; sachant que terme discours renvoie ici à une conceptualisation de l’énoncé où la recherche de l’interdiscursivité, de la mise en regard avec d’autres productions langagières comparables, où l’explicitation de la valeur sociale de la prise de parole, la mise en relief des contraintes institutionnelles de l’interaction verbale engagée, sont déterminantes. Ce discours sur la mémoire est théoriquement la totalité (mais pas nécessairement la somme) des manifestations discursives qui :

 

implicitement - i.e. sans que le locuteur soit dans un acte langagier d’attribution/d’appartenance conscient mais perceptible parce qu’il peut être masqué - ou

explicitement - au moins le cas contraire au précédent -

rendent compte, sans doute conjointement, des brassages de langues et du confinement linguistique ; les « parlers jeunes » constituent de ce point de vue les traces actuellement (sur)médiatisés non seulement de l’urbanisation linguistique, mais encore de la minoration sociale urbanisée perçue et de la relégation vécue. Denis Paillard (1994 : 100) propose (Figure 1) une glose de la mémoire (en tant qu’elle est discours) qui permet de rendre compte de son articulation essentielle, endogène : le rapport au présent et le rapport non seulement non exclusif mais aussi tendu au passé.

 

Les manifestations discursives (Figure 1) sont effectivement les faits langagiers renvoyant, pour l’axe « prépondérance du présent », aux aspects mémoriels, à une mémoire du discours, où l’interdiscursivité ainsi temporalisée permet de s’appuyer sur des catégorisations, des pratiques langagières qui masquent le rapport au passé tout en en découlant, tout le réinvestissant sur le présent ; et pour l’axe « prépondérance du passé », aux aspects « mémorés », à un discours sur la mémoire, où ce qui est dit n’a de sens social que dans le rapport à la conformité d’un temps révolu, indépendamment (au moins en apparence) des interactions sociales qui n’en sont que le prétexte.

 

Avec cette grille de lecture, le « parler jeune » en tant que manifestations discursive sur la mémoire relève d’un discours stéréotypé à vocation prototypique (quelle que soit la légitimité du prescripteur pourvu qu’il se déclare locuteur ou qu’il soit du lieu attribué à cette forme) pour référer à une représentation sociolinguistique de l’espace : le « parler jeune », le « parler des jeunes urbains » renvoient à une nouvelle dénomination / catégorisation du populaire, de l’habitat dit populaire. De ce point de vue, le stéréotype engage le rapport au passé (le bled par exemple pour les jeunes dit de l’immigration maghrébine) dans la mesure de sa conformité nécessaire avec le perçu linguistique, autrement dit le discours sur la pratique, d’une part. Et d’autre part, le prototype engage le rapport au présent (les interactions entre pairs, la fonction cryptique…) dans la mesure de son indispensable extrapolation sur le vécu langagier, autrement dit la pratique du discours.

À ce stade, nous parlons encore de mémoire au sens presque commun du terme : elle est discours. Nous pensons devoir réserver le terme « mémoire sociolinguistique » aux discours sur les corrélations entre mémoire urbaine (le discours sur l’entité urbaine [41] ) et sociolinguistique (le discours sur à la fois la stratification sociolinguistique et à la fois la territorialisation, voire la mobilité linguistique). En tant que discours, les « parlers jeunes » sont pleinement de ce type de corrélations.

 

On peut pousser l’hypothèse (pour rappel que la mémoire sociolinguistique est l’élicitation d’un discours stéréotypé à vocation prototypique relatif aux représentations sociolinguistiques de l’espace) plus encore en posant que la mémoire sociolinguistique (Figure 2) spécifique à une entité urbaine, spectacularisée [42] par elle et pour elle, rend compte de l’ancrage socio-spatial –la signalétique dite urbaine- du multilinguisme urbain (les langues et les variétés de langue perçues et vécues par les locuteurs) et des rapports entre les communautés sociolinguistiques effectives ou représentées.

 

Par le terme signalétique, nous entendons initialement (à l’instar de ce que souligne justement Françoise Mandelbaum-Reiner (1991) à propos de la valeur de certaines dérivations dites et perçues comme argotiques autant par leurs prescripteurs que par leurs usagers) la fonction de signalisation (de « signum social », Mandelbaum-Reiner, 1991 : 112; voir aussi Bulot, 1998) des manifestations discursives de tous ordres. Mais elle signifie aussi (si l’on admet notre hypothèse bien sûr) les effets des discours sur la perception située (entre autres localisée) de la spatialité et comment ces effets (par les marques, les traces, qu’ils laissent à entendre, voir, lire,…), via la praxis linguistique, finissent par être confondu avec cette même spatialité.

Une mémoire sociolinguistique comprend ainsi deux types de signalétique (odonymes, tags, graffitis, enseignes…) sachant que ce dernier terme impose dès lors le recours au paradigme sociolinguistique de l’analyse socio-spatiale :

 

 

C’est ici que l’on retrouve la problématique du marquage qui, s’il fonctionne certes « comme violence symbolique lorsqu’il inscrit dans la durée l’affirmation de formes d’appropriation de l’espace, dont le caractère socialement arbitraire finit par ne plus être perçu, en évitant donc le recours permanent à la force pour imposer un pouvoir sur un espace donné » (Veschambre, 2004 : 74), est aussi à concevoir, pour ce qui se rapporte aux pratiques et représentations dites « parlers jeunes », comme une tentative de patrimonialisation en discours des territoires et des langues.

5.5 Les « parlers jeunes » sont surtout un discours politique

Un peu comme l’historien qui est sans cesse dans deux mondes distincts et entre deux discours (le discours présent sur le passé et le discours passé interprété au présent), le sociolinguiste, parce qu’il approche invariablement l’histoire sociale des langues et des variétés, est à cheval sur deux espaces énonciatifs : le premier, à partir duquel il restreint son regard sur un objet social effectif mais complexe, relève d’une confusion discursive inhérente entre son historicité propre et une mémoire sociale dont il hérite ; le second, qui se constitue comme résultante des pratiques d’observations objectivées, renvoie de fait à une autre confusion entre genres discursifs, celle existant entre l’historicité des locuteurs observés ou enquêtés et une mémoire sociale qui permet à ces derniers de produire les élicitations observées. Bien sûr, de telles remarques ne revendiquent pas l’originalité de leur contenu, elles souhaitent seulement faire valoir que l’approche de l’urbanité langagière, fût-elle au travers des « parlers jeunes », impose une réflexion plus large que celle impartie généralement aux faits linguistiques ; travailler, enquêter, décrire les « parlers jeunes », c’est aussi construire cette urbanité, et, de fait, une part de la matrice discursive qui va conditionner la pertinence sociale de telles approches. Autrement dit, faire de la sociolinguistique urbaine signifie devoir prendre la mesure des aspects programmatiques des pratiques linguistiques et langagières, non pas seulement sur le seul plan de la structure des langues et des variétés, des interactions sociales, des traces mémorielles des migrations urbaines, mais aussi sur celui des traces mémorées autrement dit des effets des discours sur les espaces : il est ainsi flagrant de constater combien sont généralement peu problématisées dans notre discipline les distinctions entre espace et scène publiques, entre ségrégation et sécession urbaine…

 

Ainsi, les « parlers jeunes » sont un discours politique, politique au sens strict (de la cité) et au sens commun. Ils sont discours politique pour trois raisons : d’abord parce que leurs locuteurs mobilisent sur les ressources linguistiques une créativité individuelle que le « modèle urbain de compétition pour l’égalité » (Rémy et Leclercq, 1998 : 242) leur oppose comme un échec au plan social et une relégation au plan spatial ; ensuite parce qu’ils produisent cependant une centralité symbolique fondée sur une sociabilité distincte et langagière qui tend à remplacer une centralité urbaine en crise ; enfin parce qu’ils rendent compte de manière exemplaire, pour l’entité urbaine, de la disjonction de ses deux dimensions fondamentales alors corrélées aux représentations sociolinguistiques : son efficacité structuro-fonctionnelle et ses aspects socio-affectifs.

Notes :
[25]

Voir dans ce module infra.

[26]

Voir le travail de Cyril Trimaille (2003) rappelant les limites et les contingences de la catégorisation « jeunes » dans la démarche sociologique et, partant, sociolinguistique.

[27]

Pour reprendre des propos de Pierre Bourdieu (1987 : 200) : « Or les jeunes, (…), ce sont aussi ceux qui n’ont rien ; ce sont les nouveaux entrants, ceux qui arrivent dans le champ sans capital. ».

[28]

Jean-Baptiste Marcellesi (2003 : 163) distingue très nettement la domination de l’hégémonie : « Contrairement à la domination, l’hégémonie s’accompagne d’une certaine forme de conviction et de consentement. ».

[29]

En ce sens, les écrits scientifiques –mais bien sûr aussi journalistiques– sur les pratiques socio-langagières des « jeunes » contribuent à un processus de grammatisation, de légitimation.

[30]

Voir les pages que consacre Henriette Walter à ce sujet (Walter, 1988 : 331 et suivantes).

[31]

Il faut penser aux premiers travaux de Bernard Laks (1983) en France sur ce sujet.

[32]

Pour une définition du terme, voir Marcellesi (2003 : 99-120).

[33]

Henri Boyer (1994 : 88) remarque très pertinemment  les rapports étroits entre l’usage des formes linguistiques ou des rituels interactionnels dits jeunes dans la publicité (française, pour le cas, il faudrait comparer avec d’autres situations), usage qui est une forme évidente de marchandisation et de médiatisation.

[34]

Au sens sociolinguistique, s’entend.

[35]

Cette expression ne peut se comprendre que si l’on admet que les « parlers jeunes » ont un statut et une légitimité (qui reste à définir plus précisément) de langue. Elle est à rapporter à la distinction déjà opérée par Jean-Michel Kasbarian (1997 : 27 et note 6 page 39) entre « compétence » quant à la forme linguistique et le « lieu d’habitation » ; et expressément à la tension entre des pratiques langagières identifiées et leur folklorisation relative.

[36]

Il convient de rappeler la pertinence de la typologie des stratégies identitaires faite par Carmel Camilleri (1990). Les analyses des discours de locuteurs auto ou hétéro désignés comme « jeunes », la nature même du questionnement social qui suscite ces mêmes discours doivent elles-mêmes s’interroger sur l’intelligibilité effective (c’est-à-dire au moins pour qui et pourquoi ?) des données recueillies ; non pas pour dire (et surtout redire) les difficultés liées au paradoxe dit de l’observateur mais pour tenter de mieux cerner la demande et les représentations sociales qui les commandent.

[37]

La sociologie urbaine (notamment Rémy et Leclerq, 1998 : 242-243) questionne l’(im)pertinence probable de la conception de la ville comme une communauté pour ce qu’elle ne possède plus (ou moins nettement) un espace central mobilisateur et chargé de mémoire justifiant une identification autre qu’à celle du quartier. Pour l’heure la sociolinguistique urbaine reprend le terme et le concept en avançant qu’il s’agit d’aborder la communauté sociale d’un point de vue linguistique (Calvet, 1994).

[38]

Certes, par le partage de la culture dite urbaine, ils ont la mobilité spatiale comme valeur sociale optimale commune mais ils n’ont pas pour autant en commun son étalonnage.

[39]

Selon la terminologie reprise dans Bulot (2004 : 134-140).

[40]

Voir sur ce point l’introduction à l’ouvrage dirigé par Dominique Caubet (2004) intitulée : « Introduction. Parlers jeunes et jeunes urbains : le nécessaire inventaire ».

[41]

Pour la définition du terme, voir Bulot et Messaoudi (2003 : 8).

[42]

Voir Bulot (2001 : 117) pour le rapport entre médias (et donc médiatisation) et spectacularisation de la langue.

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