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4 Populations migrantes et stratégies identitaires
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Nous l’avons déjà exposé, l’identité urbaine est un processus complexe mettant les locuteurs/habitants dans une injonction à être un individu distinct des autres urbains et en même temps à faire partie de la communauté socio-spatiale. L’exemple de Rouen est sur ce point tout à fait intéressant : la production quasi-endogène de normes du français y est un élément caractéristique (mais non exclusif à cette ville) des stratégies identitaires en milieu urbanisé.

 

Pour définir succinctement mais sûrement la ville de Rouen, il suffit de mentionner que c’est la ville de France qui possède – toute comparaison faite – le taux de ségrégation socio-spatiale le plus élevé ; d’un point de vue discursif, cela renvoie à des propos affirmant que la rive droite de la ville possède tous les atouts et valorise ceux qui l’habitent, tandis que la rive gauche est largement dépréciée et stigmatise ses habitants. Existent par ailleurs des discours identitaires sur l’existence d’un accent de Rouen pourtant sis sur la rive gauche [21] , lieu de tous les défauts de la ville.

4.1 Les enquêtes « rouennaises »

Les enquêtes « rouennaises » ont connu trois temps [22] : le premier (1994/1998) a décrit les fractures urbaines à Rouen en regard avec quatre autres villes européennes (Berlin, Venise, Athènes et Mons) ; ce premier moment a eu comme objectif d’élaborer une grille conceptuelle et analytique. Le deuxième temps (1996/1999) a porté sur l’émergence discursive des catégories de l’espace urbain à Rouen et a été mis en place auprès d’une population rouennaise non migrante (dont l’identité ne se décline pas via la migration). Le troisième temps (1998/2002) a confronté les données recueillies précédemment avec celles issues d’un échantillonnage de population étendu aux populations migrantes et/ou qui se perçoivent comme originaires d’une migration récente [23]. Dans les trois cas, il s’est agi de recueillir les attitudes langagières de locuteurs rouennais selon une méthode aménagée du locuteur masqué. Un jeu de bandes ad hoc a été soumis à des locuteurs témoins qui avaient pour tâche d’évaluer (par le biais d’échelles évaluatives) ou de dénommer (par élicitation d’items qualifiants) et les variétés et les catégories qui leur étaient soumises ou non. Dans les figures 1 et 2 les bandes FRN (français rouennais normé), FRC (français rouennais courant), FRS (français rouennais stigmatisé), FIA (français rouennais africain i.e. d’Afrique de l’Ouest) et FIM (français rouennais maghrébin) concernent le temps 2 des enquêtes. Dans les figures 5 et 6, on retrouve la même méthode avec en partie les mêmes bandes (seulement FRS, FIA et FIM) avec deux nouvelles : FIT (français rouennais turc), FIO (français rouennais asiatique i.e. originaire d’Extrême-Orient). RD et RG mis en exposant signifient respectivement les locuteurs de la rive droite ou les locuteurs de la rive gauche.

4.2 Des normes du français socialement et socio-spatialement situées

Les résultats obtenus auprès des Rouennais non-migrants (résultats qui ne se limitent pas à cela) sont à la fois attendus et étonnants. Attendus, car les discours tenus sur l’accent de Rouen et, partant, le français standard, ne sont pas différents des stéréotypes : à Rouen, on parle français – et plutôt bien – et (sans doute ‘mais’) l’accent de Rouen (le discours sur l’accent de Rouen) permet de différencier nettement une rive droite de la ville où l’on parle bien le français, d’une rive gauche où on le parle mal. Attendus certes, mais seulement si on considère que les stéréotypes renvoient à la dominance socio-langagière : il n’est en effet pas étonnant que les locuteurs de la rive droite de la ville (Figure 1) s’auto-attribuent le français normé (FRN) en le localisant non seulement sur la rive droite mais encore au centre-ville droit, à Rouen et en ville. L’espace de référence valorisant est a priori celui-là. Le placement de la variété stigmatisée (FRS, l’accent de Rouen) est conforme eu égard aux stéréotypes la concernant : de la rive gauche, rouennais, urbaine et en centre-ville gauche. Ils repoussent sur l’autre rive toutes les formes qui ne sont pas perçues comme normées.

Étonnants dès lors que l’on considère les réponses des locuteurs de la rive gauche (Figure 2). Ils assument de fait pour eux-mêmes, pour leur espace de référence, la stigmatisation : aucune des variétés régionales non marquées par l’immigration n’est localisée sur la rive gauche. C’est évidemment sur la rive droite que l’on parle mieux, ou dit autrement, ça n’est pas sur la rive gauche que l’on parle bien. Ces premiers constats appellent des commentaires plus précis. D’abord, la variété rouennaise stigmatisée (FRS) reste rouennaise et urbaine mais n’est pas assumée comme étant effectivement de la rive gauche de la ville ; le stigmate est, ainsi, en partie assumé et en partie inversé. Plus encore, la forme normée de français (FRN), même si elle demeure de la rive droite pour signaler sa proximité du standard, n’est plus du centre ville de Rouen, n’est plus rouennaise du tout. L’espace de référence des locuteurs de la rive gauche n’est pas rouennais mais celui des centres-villes valorisés.

 

On constate ainsi deux premiers niveaux de centralité sociolinguistique : selon que les locuteurs se définissent, s’identifient comme étant d’une rive ou d’une autre de la ville, d’une portion spécifique de l’espace commun, ils n’ont pas la même représentation de l’espace tant social que – surtout – celui impartis aux variétés de langue. L’hétérogénéité constitutive de l’espace commun est de la sorte mise à jour : Rouen est en partie le discours tenu sur les structures socio-spatiale et l’accent de Rouen, et en partie les discours relevant de contre-normes tant langagières que spatiales. C’est à la fois la même ville et à la fois une ville différente.

Les résultats obtenus auprès des Rouennais migrants permettent de préciser plus encore ces constats. Les localisations des variétés FIA et FIM du temps précédent (Figures 3 et 4) ont nettement donné à voir une externalisation : les formes perçues comme marquées par les migrations ne peuvent être identifiées comme rouennaises (car peu patrimoniales à ce jour), comme de la rive droite (car stigmatisant l’exclusion, la relégation, ou comme du centre ville (car situées à l’opposé des pratiques normées). L’enquête faite auprès de migrants (essentiellement des personnes issues du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest) fait apparaître l’efficience, comme une constante dans l’identité rouennaise, de la ségrégation socio-spatiale posant une rive droite valorisante et une rive gauche stigmatisante. C’est en effet l’habitat déclaré des locuteurs (et non leur origine ethnique, leur francophonie originelle, leur sexe, leur niveau d’étude…) qui va déterminer leurs évaluations [24].

 

Les migrants de la rive droite (Figure 3) identifient nettement la forme stigmatisé (FRS) en accord presque parfait avec le stéréotype : elle est de la rive gauche, du centre-ville gauche et rouennaise mais elle n’est pas envisagée comme urbaine sans doute dans la mesure où la forme n’est pas soit perçue comme suffisamment normée soit considérée comme quasi rurale (ce qui revient presque au même dans les représentations dominantes). Sur la même rive est identifiée la forme urbaine FIA. La configuration est donc la suivante : sur la rive gauche, co-existent des formes non normées de français, marquées ou non par l’immigration. La rive droite, pour sa part, est spécifique de deux formes : la première (FIT), posée comme rouennaise, appelle un commentaire d’importance ; en effet, elle a été reconnue comme une forme « maghrébine » (et non turque), et dans ses attributs (le métier supposé, le niveau d’études,…) elle est fort proche de la forme FRS telle qu’elle avait été évaluée dans le temps par les locuteurs de la rive droite. La seconde (FIM) prend fonction et place de la forme FRNRD : elle est décrite comme non marquée par un accent, comme une forme spécifique des catégories socioprofessionnelles les plus élevées (cadre, avocats, médecins, enseignants…) ; autrement dit, alors qu’elle supportait fortement des attributs négatifs dans le temps 2 des enquêtes, cette forme devient la norme de référence pour les personnes interrogées : elle est effectivement, en auto-attribution, du centre-ville, sur la rive droite, urbaine et rouennaise.

La comparaison de ces réponses avec celles des migrants de la rive gauche (Figure 4) produit un effet de cohérence certain : la forme de référence reste la même et fait montre d’une identification nettement différenciée d’avec les évaluations des non migrants ; FIM est, d’une certaine manière, la forme identitaire commune et construite comme la variété normée rouennaise, et sans doute francophone (quand bien même elle est stigmatisée par ailleurs, ce qui est un des aspects du confinement linguistique, cf. infra).

 

Hors la forme FIO (qui demeure atypique mais caractéristique, cf. note 25), les autres formes marquées ou non par l’immigration (qui sont mêmement décrites quant aux attributs sociaux) sont localisées sur la rive gauche et rouennaises. Là où les non-migrants récusaient pour leur espace les formes non-normées, les migrants les acceptent et se les attribuent.

On constate ainsi un second niveau de centralité linguistique : non seulement les non-migrants déclinent différemment leur espace urbanisé sur une opposition rive à rive mais encore les migrants territorialisent ce même espace sur la même opposition en reconnaissant tendanciellement comme rouennaises les formes considérées par les premiers comme les moins locales. Plus encore, leur forme de référence, si elle est identifiée sur une même catégorisation socio-spatiale, si elle est décrite comme la norme valorisante, se trouve être formellement et attitudinalement deux variétés distantes mais, en discours, représentées comme étant une seule et même variété.

Notes :
[21]

C’est une configuration récente. Mais le terme rive gauche est un choronyme socionymique (Bulot, 2004a et 2004b) permettant de discriminer une population ouvrière. Le quartier anciennement dit « Les Sapins » est dit de la rive gauche dans nos enquêtes parce qu’il est un quartier dit sensible, alors qu’il est géographiquement sur la rive droite de la ville.

[22]

Nous allons commenter les résultats des deuxième et troisième temps.

[23]

Pour plus de précisions, consulter le lien : http://www.sociolinguistique-urbaine.com/op12.htm

[24]

On doit noter à part le traitement de la forme FIO, qui sur les deux rives (Figures 5 et 6) va caractériser le centre-ville de la rive droite ; il convient d’ajouter que l’activité professionnelle systématiquement déclinée est « restaurateur » et ses dérivés. Il va de soi qu’une telle typification (i.e. sans plus de nuance) cache une réalité plus complexe ; elle signifie au moins que les Rouennais migrants considèrent cette population autrement qu’eux-mêmes.

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