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3 Hiérarchisation urbaine des langues et discriminations sociales
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3.1 La ville urbanisée comme communauté sociale

A partir d’une réflexion globale sur l’inadéquation du concept de communauté linguistique appliqué à la ville en tant qu’entité Louis-Jean Calvet (1994 : 114-130) a posé et décrit la communauté sociale comme étant établie sur quatre facteurs :

 

 

Dans le travail de Louis-Jean Calvet, ces quatre facteurs ne sont pas nommément hiérarchisés mais la détermination ‘géographique’ ou spatiale fait évidemment écho au concept d’habitus. C’est par la relation entre les deux capacités inhérentes à l’habitus, production et différenciation/appréciation des pratiques que « … se constitue le monde social représenté,… »,[11] c’est de même par cette relation appliquée à la langue que se constitue un espace urbain pluridimensionnel comme autant d’éléments de différenciation sociolinguistiques.

 

Une ville urbanisée est une communauté sociale parce qu’elle répond aux quatre facteurs proposés par Louis-Jean Calvet. Toutefois pour comprendre le brassage inter ou intra linguistique que la pertinence de chacun d’eux suppose et prédit, il faut poser (ce que ne fait pas Louis-Jean Calvet et que va développer Thierry Bulot), par analogie avec la définition du processus d’urbanisation fondé sur l’appropriation des espaces de déplacement réel ou symbolique, la dimension linguistique de ce mécanisme. La conséquence émergente de l’urbanisation (Bulot, 1999) est la structuration non seulement de la vie quotidienne (les parcours, le déplacement, les lieux interdits ou tabous, les lieux d’échanges, de cultures,...) mais aussi des discours, au travers d’une mobilité linguistique urbaine (car la ville brasse et recompose potentiellement toujours cette configuration: qui parle et comment ? Quand et où ? Pourquoi ?) mettant en contact temporellement et spatialement différencié des groupes urbains posés par les acteurs mêmes de la mobilité spatiale comme distincts.

 

La mise en mots de l’urbanisation est celle des fractures urbaines (Bulot et Tsekos , 1999), celle de ces dynamiques contradictoires et concomitantes posant des limites et frontières imaginaires ou fondées sur une part observable de réel (Bulot, 2004b), structurant les intentions comportementales du citadin. L’altérité y est le produit de la mobilité : c’est la perception de l’autre par ses usages socio-langagiers qui produit, en discours, des lieux de contacts, voire de conflits ou de stigmatisation. L’urbanisation linguistique dans une ville urbanisée est aussi un procès socio-langagier d’appropriation de l’espace urbain en tant qu’espace et territoire social.

3.2 La ville urbanisée comme territoire : l’épaisseur identitaire

En ce sens, l’appropriation ‘sociale’ de l’espace urbain relève d’un autre processus qui permet d’affiner encore ce qu’est une communauté sociale urbaine : la territorialité en tant que produit de la (re)construction permanente de ce qui environne l’acteur social, matériellement et dans ses représentations (Tizon, 1996 :21). Il est vrai que les concepts de territoire et de territorialité ne relèvent pas immédiatement d’une approche langagière ; Thierry Bulot les emprunte ici à la géographie sociale qui en conçoit avec pertinence la valeur identitaire et le rapport aux représentations : « ...l’espace vécu est aussi espace social. A ce titre, il revêt une intelligibilité pour les groupes plus ou moins homogènes qui l’occupent et le produisent » (Di Meo G., 1990 : 13). De quelle nature est cette intelligibilité, de cette activité autant identitaire qu’identificatoire ? Yves Barel (1984) propose de considérer le territoire comme lieu pertinent d’action du sujet où notamment il doit pouvoir éprouver, légitiment ou non, que ce lieu donne sens à son existence et, sans que cela soit exhaustif, comme espace social car perçu dans la différence par le traçage de limites floues voire contradictoires. Si ces mêmes limites sont différemment appréciées et, de fait, changeantes, elles sont les traces spatiales, et, en l’occurrence, linguistiques, des conflits et tensions, des liens réels ou imaginés entre différents groupes urbains qui se posent alors dans une territorialité plus locative que sociale.

 

Dans les faits, la mise en mots de l’espace urbanisé relève d’une double détermination conceptuelle : celle du territoire en tant qu’aire de proxémie lié aux parcours, aux lieux de vie, de sociabilité d’une part et celle de territorialité considérée comme la représentation de ce même territoire d’autre part. La question posée au terrain (en l’occurrence urbain) est de savoir s’il y a juxtaposition, coïncidence entre deux univers représentationnels, entre un lieu tel qu’il est dit et parlé, et les représentations de la langue à l’aune de ses variations sociolinguistiques. En effet, à l’écoute (spontanée ou provoquée) d’un même énoncé réalisé différemment les locuteurs de la ville urbanisée vont disposer, hiérarchiser, évaluer, et finalement normaliser l’espace urbain en fonction de leur représentation normative du parler d’autrui ; c’est-à-dire passer d’un espace perçu/vécu dans et par ses marqueurs langagiers à l’espace objectivé et normalisé. Cette aptitude « à situer les énoncés les uns par rapport aux autres et à percevoir le jeu interactionnel des uns avec les autres » (Peytard, 1990 :21) relève d’un jeu complexe de catégorisation, de hiérarchisation, en un mot d’évaluation sociale en tant que procès discursif dépassant le sujet d’énonciation.

 

Ce qui intéresse la sociolinguistique urbaine, ce sont bien la/les langues mais aussi les attitudes (et donc les discours) parce qu’elles sont partie prenante de l’identité linguistique et, partant, un élément indispensable du processus identitaire. Dire la ville par ses parlers, en organiser l’activité glottogénique, c’est l’organiser socialement et spatialement. Une ville urbanisée est un lieu où la territorialité, alors linguistique ou perçue comme telle, s’exprime au travers de la perception des variations sociolinguistiques. Dès lors qu’elle unifie, la ville produit à son tour de l’identité, ou davantage de l’épaisseur identitaire : le discours épilinguistique rend compte tant des formes langagières déjà existantes, déjà socialement organisées que du statut symbolique accordée à chacune d’elles dans l’espace social ainsi constitué.

3.3 Mobilités et identités en rupture

Les sociologues de la ville montrent très bien que la spécialisation de l’espace urbain telle qu’elle se développe encore rend nécessaire la mobilité spatiale. Concrètement cela revient à mettre à distance les individus et les groupes, à recomposer le lien social autour notamment des représentations que l’on s’accorde sur autrui et sur soi-même : « …il apparaît clairement que le contrôle écologique ne peut plus être la base du contrôle social, plus personne n’ayant la possibilité de faire le tour des activités des autres par observation directe généralisée. De même, la relation personnelle n’est plus le facteur décisif d’un processus intégrateur global. » (Rémy et Voyé, 1992 : 68). Plus l’espace est urbanisé, plus l’épaisseur identitaire est mise en rupture : c’est le rapport à l’autre, le rapport à sa façon de parler qui fonde les limites et frontières, mais c’est aussi le rapport à l’absent, le discours sur autrui, sur la langue ou la pratique de langue d’autrui.

 

L’évaluation sociale est d’autant plus active en situation urbanisée qu’en « … réduisant le contrôle écologique et la connaissance interpersonnelle rétrospective, l’urbanisation va multiplier la nécessité d’outils abstraits d’évaluation et de comparaison, outils qui vont contribuer à diffuser dans la vie quotidienne une logique du signe (nous soulignons), c’est à dire un rapport abstrait aux autres et aux choses. » (Ibid. : 60). C’est là l’un des aspects fondamentaux de la compréhension des pratiques langagières en situation urbanisée : les discours épilinguistiques nécessairement stéréotypés sont ces outils dont on peut dire le décalage parfois très fort par rapport à toute réalité spatiale voire sociale. Mettre les identités en rupture, en se fondant sur l’épaisseur spatiale du tissu urbain, procède du passage d’une logique du symbole à une logique du signe, du passage d’une modalité à une autre : dans une ville urbanisée, une logique du signe prévaut en tant que « modalité de repérage social et de comparaison envieuse aux autres » (Rémy et Voyé, 1992 : 92) dans la mesure où les façons de parler, les parlures sont perçus et dits comme autant de repérages sociaux, et non plus comme une « modalité d’interrelation affective à d’autres comme lorsqu’elle est symbole. » (Ibid. :92), ce que peuvent être les dialectes par rapport à certains discours identitaires. Dans une même communauté sociale envisagée d’un point de vue linguistique, une façon de parler n’est pas exclusivement symbole d’appartenance à un lieu de ville –et en ce sens relevant seulement d’un habitus linguistique communautaire- mais signe, en discours auto ou hétéro désignant, de stigmatisation inter-groupale à l’intérieur même de la communauté visée par le discours.

3.4 Mobilité et urbanisation sociolinguistique

Louis-Jean Calvet (1994 :11) caractérise la ville plurilingue ainsi : elle est « …facteur d’unification linguistique (…), lieu de conflits de langues (…) et (…) lieu de coexistence et de métissage linguistique. ».  La question à poser est celle-ci : comment une ville peut-elle ne pas être plurilingue dans le contexte actuel d’accroissement mondial de la population urbaine ? En d’autres termes, peut-on comprendre le monolinguisme comme le résultat d’une unification, de la résolution des conflits ou encore d’un métissage linguistique ? Évidemment non. En tant qu’espace social urbanisé spécifiquement citadin, la ville est lieu de contact et de brassage plus évidemment que des structures statiques : le mouvement y est exogène et endogène, car l’espace y est mouvant pour lui-même –l’accroissement- et par lui même –la mobilité spatiale. En tant que communauté sociale, elle est lieu de tensions identitaires (Lavergne et Siblot, 1994) où se tisse, dans ses contradictions possibles, le lien social.

 

Ce qui fait sens alors n’est pas la ville en tant qu’objet extérieur au discours, mais le rapport urbanisé au même et l’autre citadin. Cela revient à poser que l’urbanisation  sociolinguistique  (Bulot, 2004b) fait système l’espace vécu ou représenté (les parcours, les lieux interdits ou tabous, les lieux d’échanges, de cultures,...) en forte interdépendance avec un processus de topolectisation : la mobilité spatiale met en contact temporellement et spatialement différencié des groupes posés en discours - du fait du processus même de l’urbanisation- comme distincts. Cette conceptualisation rappelle que la langue est certes un moyen d’identification et de catégorisation (Manessy, 1991) mais énonce par ailleurs –autour et pour la ville urbanisée- une dialectique forte et nécessaire entre espace social et espace géographique.

3.5 Le parler rouennais ou l’appropriation du territoire urbain

Une ville est à la fois un espace géographique, mais surtout un espace écologique, en recomposition permanente, parce qu’elle est une totalité de territoires différenciés, parfois imbriqués, parfois exclusifs mêlant le matériel comme les repères spatiaux au représentationnel comme les attitudes produites sur tel fait urbain. On peut en effet mesurer l’appropriation sociale d’un territoire à la pertinence qu’il possède pour l’individu, aux découpage et traçage de limites variables posant des aires, des espaces sociaux en contact voire en conflit selon l’appartenance de tel ou tel individu à tel ou tel groupe. On peut pareillement rendre compte de ce processus par l’étude du rapport entre les variations langagières perçues et la représentation de l’espace social spécifiquement, par l’analyse du jeu stérétoypique propre à Rouen (Bres, 1990 :140), on peut montrer comment se construisent voire se déconstruisent, ces territoires par différenciation discursive de l’altérité langagière comme trace des tensions sociales en cours.

 

La situation sociolinguistique de Rouen est presque ordinaire. Il faut effectivement chercher sa singularité ailleurs que dans des oppositions que la topographie urbaine semble imposer. La Seine traverse la ville et constitue ainsi, à l’instar d’autres lieux, une rive gauche et une rive droite. Rouen n’est pas davantage singulière par la présence de communautés issues de l'immigration [12] et de ce fait par une situation de multilinguisme à l’instar des grandes agglomérations industrielles. Elle ne l’est pas encore par sa localisation dans une aire linguistique : située dans le continuum normando-picard, Rouen produit des formes de français régional (normé ou non) où se retrouvent des traces plus ou moins abondantes du substrat dialectal local. Enfin, elle est identique à d’autres villes par son ancrage dans une communauté linguistique nationale : son parler véhiculaire est francophone même si évidemment co-existent d’autres langues perçues comme totalement exogènes (Caitucoli et Leconte, 1998, par exemple). À ce titre, l’urbanisation linguistique révèle des pratiques langagières francophones empreintes de l’ensemble de ces facteurs et  fortement diverses. En modélisant cette situation, trois axes se combinent : l’axe régional pour rendre compte de la plus ou moins forte influence du substrat dialectal, l’axe ethnique pour rendre compte des façons de parler le français avec un accent perçu comme exogène, et l’axe urbain pour affirmer la localisation plus ou moins citadine des pratiques.

 

Ce qui rend Rouen particulièrement intéressante eu égard à une réflexion sur les territoires stéréotypés tient en deux points corrélés : a) dans le discours sur la ville, existe une variété urbaine de français spécifiquement rouennaise mais strictement localisée sur la rive gauche. A cet égard, y placer le parler urbain, la forme identitaire de la ville, revient de facto à le stigmatiser, mais plus encore à produire ou reproduire de la minoration sociale. b) En effet, ce même discours construit une rive gauche dévaluée. Il se fonde de fait sur une caractéristique tout à fait remarquable de Rouen et de son agglomération : le taux de ségrégation socio-spatiale y est le plus élevé de France. Les deux rives s’opposent effectivement sur nombre de paramètres extra-linguistiques.

 

Compte tenu de cette situation, l’enquête sur le parler rouennais s’est organisée autour de l’hypothèse que l’évaluation sociale du parler urbain voire de ses variantes (c’est-à-dire leur mise en mots par les locuteurs eux-mêmes) participe à la production des formations socio-spatiales (Di Méo, 1990) de la ville. L’enquête épilinguistique devait alors rendre compte des attitudes langagières portant sur les pratiques, elles aussi langagières, normées ou stigmatisées d’autrui, qu’il soit question (pour reprendre la conceptualisation du territoire issue de la géographie sociale) de pratiques effectivement perçues ou seulement représentées. En d’autres termes, il s’agit de prendre la mesure, en ce milieu urbanisé généralement caractérisé par la valorisation de la mobilité spatiale (Rémy et Voyé, 1992), de la  mise en mots des lieux corrélée à l’espace, au temps et au changement social de sous-communautés urbaines, de groupes posés en discours comme distincts mais potentiellement identiques car liés dialectiquement à un second processus : l’identification à ce même lieu en fonction des discours tenus sur le parler de l’autre.

 

Sans trop entrer dans le détail de la méthodologie[13], le recueil des données a connu deux moments hiérarchisés, le premier qualitatif et le second quantitatif : en effet, il a d’abord fallu conduire des entretiens valant pour une pré-enquête. Elle était destinée à faire produire des items qualifiants par les locuteurs échantillonnés pour confronter les catégorisations empiriques des chercheurs avec celles du terrain. Ensuite, un questionnaire écrit a été proposé à un second groupe de locuteurs pareillement échantillonnés ; il leur a été demandé de se positionner par rapport à ces items sur une échelle évaluative. Sur les deux instants, le  procédé est identique [14] avec deux jeux de bandes différents: nous avons fait écouter aux enquêtés des échantillons verbaux pré-enregistrés auprès de témoins représentatifs, distincts pour chacun des deux moments, et à chaque fois différenciés par des éléments linguistiques uniquement [15]. Le questionnement s’organise autour d’axes d’évaluation sur l’accent, les identités locative, professionnelle, communicationnelle et émotionnelle.

 

Les résultats de l’enquête confirment un aspect essentiel de l’hypothèse : les locuteurs sont en mesure de dresser une carte linguistique des usages langagiers propres à leur ville. Nécessairement, ils s’identifient à leur lieu de ville (Bulot, 2004) mais par ailleurs savent se différencier en s’appuyant sur une configuration urbaine en partie réelle (l’opposition des deux rives) mais en partie erronée (des lieux de mémoire flous spécialement rive droite).

 

La synthèse (Figure 1) des réponses sur l’identité locative[16] des variantes soumises à l’évaluation apporte des éclairages sur l’organisation de l’espace urbain rouennais. Elle montre comment se construit, par différenciation relative à autrui un territoire social [17] où se joue le rapport de dominance.

 

L’on retrouve très majoritairement placées sur la Rive gauche les formes non normées ou perçues comme exogènes quelque soit la partie de l’échantillon retenue ; de ce point de vue, la rive droite est le lieu privilégié de la norme, norme alors associée à deux autres paramètres : la localisation rouennaise et le centre ville.

Ce schéma fait aussi apparaître le caractère polymorphe (tout du moins dans les représentations) de la banlieue (de ce qui est exclut du centre ville) placée très nettement sur la rive gauche [18]. Si l’on s’attache plus précisément  à l’ensemble de l’échantillon, on perçoit une corrélation entre un éloignement progressif du centre rive droite vers la ‘non-ville’ et une définition socio-spatiale du parler urbain et dès lors du territoire. Plusieurs définitions sociolinguistiques de la banlieue apparaissent : une banlieue est celle du parler urbain rouennais (FRVRD/ FRVAD/FRCRD), une autre celle d’un parler rouennais mais non urbain (FIMAG), une autre encore celle d’un parler urbain non rouennais (FIMRG et FIARD), une autre encore celle d’un parler non rouennais et non urbain mais organisé sur le rapport rive gauche/ rive droite (FIMRD/ FIAAD/FIAAG/ FIARG/FIMRD) et enfin une dernière est celle d’un parler sans localisation, ni urbain, ni rouennais ni sur l’une ou l’autre des deux rives mais marqué ethniquement [19].

 

Si l’on réserve les réponses de la partie rouennaise de l’échantillon (RD et RG), il est notable que le parler urbain rouennais est repoussé rive à rive sur l’autre rive : pour les habitants de la rive droite il est rive gauche mais du centre ville et pour les habitants de la rive gauche il est rive droite, rouennais mais de la banlieue.

 

Sur cette même partie de l’échantillon, il faut observer que les habitants de Rouen rive gauche (RG) se singularisent en repoussant la forme régionale normée (FRNRG) en dehors de Rouen d’une part et d’autre part, en situation de minoration, qu’ils n’assument aucune des formes endogènes pour leur propre rive. On peut enfin observer en miroir que les habitants de Rouen rive droite (RD) s’attribuent exclusivement la forme régionale normée (FRNRD) et repoussent toutes les autres sur la rive gauche de Rouen.

 

Les réponses des seuls Rouennais sur les autres aspects identitaires sont de même fortement contrastées dès lors qu’ils résident sur la seule rive droite ou la seule rive gauche. En tant que partie d’un ensemble urbain complètement identifié, le centre ville, effectivement partagé inégalement entre la rive gauche et la rive droite, est un lieu territorialisé différemment par les uns et les autres.

 

Les stéréotypes développés sur le centre ville (Tableau 1) par les habitants de la rive droite reprennent la structure dyadique de la ville et l’on observe d’une part que la variété la moins normée (FRV) est la forme accentuée, est  de même le parler de Rouen etse trouve associée aux attributs les moins valorisants socialement (choquant, marqué populaire, bas niveau d’études, bas niveau social, statut subalterne) et que d’autre part la variété normée (FRN) est assumée résolument par la valorisation que son usage présuppose.  Pour les habitants de la rive gauche, la structure dyadique n’a pas de raison d’être  parce qu’ils placent rive droite toutes les façons de parler qu’ils ne perçoivent pas comme issues des communautés exogènes. Ce qui est remarquable est d’abord de représenter un centre ville rive droite (et c’est alors presque un pléonasme) sans accent, de haut niveau social et d’études, et centre d’activités intellectuelles ; puis d’assumer pleinement un usage (en famille, dans la rue, en public) qu’ils localisent néanmoins sur la rive droite.

*Items évaluatifs [20]

Il ressort de ces quelques résultats que les stéréotypes produits par le groupe dominant (RD) servent d’une part à justifier la dominance : c’est bien rive gauche que l’on parle mal et avec un accent, même si c’est également là que l’on peut reconnaître la forme identitaire. D’autre part, les dénominations plus précises (nom de communes ou de quartier) font état de lieux situés pourtant rive droite (Le quartier Rouen-les Sapins, La Grand Mare et Darnétal) mais récusent très fortement le quartier Saint-Sever situé rive gauche. On peut y voir la difficulté d’assumer un sociotype  posant la nécessité d’appartenir à un territoire sociolinguistique valorisé par l’emploi de la forme normée, de se savoir et de se construire face à l’autre comme membre d’un lieu valorisant (essentiellement un centre ville), et une autre contrainte : appartenir à une communauté sociale urbaine dont la forme identitaire est stigmatisée par son écart à la norme ; la rive gauche est alors l’ensemble des autres, l’ensemble des dominés non tels qu’ils sont réellement mais tel que l’on a besoin qu’ils soient pour savoir s’auto-désigner. Pour les habitants de la rive gauche, l’appropriation du territoire urbain procède d’une dynamique semblable : perméables aux stéréotypes dominants, ils rejettent d’abord rive droite les formes qu’ils perçoivent comme les plus normées se plaçant alors dans un processus d’hétéro-dévaluation, mais enfin ils y placent également la forme identitaire par un processus complémentaire d’hétéro-évaluation.

Notes :
[11]

Bourdieu P., 1979 : 190.

[12]

Il faut noter qu’au dernier recensement de 1990, la population étrangère ne comptait que 4,8% de la population totale et que les lieux de densité forte n’excédaient jamais 12%. Les communautés les plus nombreuses (les Maghrébins, les Africains et les Portugais) sont pratiquement absents des communes des plateaux Nord et Est ainsi que dans les communes rurbaines de l’agglomération ; elles se situent plus dans les grands ensembles et les quartiers d’habitats anciens (données de 1991).

[13]

Voir à ce sujet notamment : Bulot T. (1998c).

[14]

Il s’agit là du paradigme d’évaluation du locuteur introduit par W.E. Lambert qui consiste à faire écouter aux enquêtés des échantillons verbaux différenciés par des éléments linguistiques uniquement. L’identification d’un locuteur comme appartenant à un groupe et l’élicitation de stéréotypes sur ce groupe sont les deux processus alors en cours (W.E. Lambert W.E., 1967 : 91-109).

[15]

Le premier moment comporte quatre bandes d’un même texte lu par quatre personnes différentes ; le second, plus complexe, comprend dans l’ordre les mêmes ‘exercices’ : un dialogue joué, un texte bref lu et une série d’items phrastiques oralisés par six personnes différentes.

[16]

Quatre questions sont représentées : la localisation centre ville/banlieue (bulle centre ville), Rouen/ailleurs (bulle Rouen), ville/ailleurs (bulle ville) et rive gauche/ rive droite (trait Rive droite-----rive gauche).

[17]

Il faut l’entendre comme fondé également sur des réalités matérielles et sur des représentations socio-discursives, notamment sur ce que l’on dit être parlé en tel ou tel lieu.

[18]

Ce qui est une contrevérité du strict point de vue de l’agglomération : la banlieue se repartit sur les deux rives.

[19]

On retrouve là un stéréotype plus global de la banlieue où ne seraient que des formes langagières marquées par la présence de communautés perçues comme exogènes

[20]

Ces items sont issus de la première phase d'enquête menée par entretiens semi-directifs. Ils ont par la suite figuré dans un questionnaire écrit dans des questions formulées de cette façon :
Q0 La Personne entendue a un accent :
Oui ¤ ¤ ¤ ¤ ¤ ¤ ¤ Non

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